Cet article a été publié dans le Bulletin n°202 du 1er trimestre 2024.
Alexandre Toussaint
Maison St Taurin
Il y a quelque temps déjà, un de nos élèves m’a interrogé sur la justice de Dieu lors d’une retraite de Confirmation à St Michel : « Pourquoi parler d’un Dieu juste ? En quoi consiste cette justice ? »
Je crois lui avoir répondu du tac au tac : « C’est une excellente question », car elle repose sur notre représentation de ce qu’est la justice, qui est indissociable de l’expérience que nous avons de la justice ou de l’injustice. C’est une manière de s’approcher du mystère de Dieu à partir de l’expérience humaine. Et il n’y a pas d’autre façon de s’en approcher. Bien sûr, cela comporte le risque de projeter en Dieu ce que nous expérimentons, de sorte que pour nous approcher au plus juste de ce qu’est Dieu, nous avons besoin de le faire d’une multitude de manières. Dire que Dieu est juste s’appuie sur la conviction que Dieu agit dans l’histoire. Non pas de manière immédiate et écrasante, car en Dieu cohabitent amour et liberté. Il entre en relation avec nous, mais nous laisse pleinement libres, de sorte que l’action divine ne s’impose pas. Mais l’idée de justice de Dieu laisse entendre que Dieu agit dans l’histoire des hommes et, ultimement, que les situations injustes que nous connaissons ou dont nous faisons l’expérience seront dépassées.
Quand on parle de justice de Dieu, on imagine un Dieu qui pèse le bien et le mal, qui rend la justice comme Salomon dans l’Ancien Testament ou comme un juge d’aujourd’hui. Mais dans notre foi chrétienne, la justice de Dieu ne se limite pas à cette représentation…
C’est partiellement cela, mais pas uniquement. Lorsqu’on évoque l’Ancien Testament, la justice de Dieu y est décrite à de nombreuses reprises. Je pense au livre d’Amos, qui parle d’un point que le pape François a repris au cours des dernières JMJ en parlant des « vautrés » qui passent leur temps sur un canapé à jouer à des jeux vidéo. Bien sûr, ce n’était pas le cas d’Amos ! Amos, un des « petits prophètes », dénonce, au nom de la justice de Dieu, l’action des hommes, avec une visée plutôt sociale, en épinglant les commerçants qui trafiquent leur balance, les juges corrompus. Amos, qui est un homme simple, fils d’un bouvier, dénonce avec force les inégalités sociales, l’injustice qui écrase les pauvres. Donc parler de justice de Dieu, c’est dire qu’il y a une injustice sur terre à laquelle il faut mettre fin.
Cela voudrait dire que Dieu réprouve cette injustice ? Oui, et pour nous chrétiens qui relisons tout cela à la lumière du Christ, l’entrée du Christ dans la chair humaine, Sa vie, Sa mort et Sa résurrection, vient accomplir la promesse que Dieu agit pour mettre fin aux injustices. Lorsque j’ai fait mes études de théologie, j’avais la chance d’écouter régulièrement le Père Claude Marchal qui ne loupait pas une occasion (à la suite de Joseph Wresinski de l’ATD Quart Monde) de nous rappeler « Par la venue du Christ, Dieu répare les injustices… toutes les injustices ».
J’ai mis du temps à comprendre que cela veut dire qu’avec la personne du Christ, on entre déjà dans un Royaume d’amour, de justice et de paix. Mais bien sûr pas complètement, car nous demeurons dans l’histoire, au sein même de ces conflits qui caractérisent l’histoire de l’humanité. Du coup, cette justice prend un visage très singulier, qui est celui de Jésus-Christ. Et la justice de Dieu, qui pourrait nous apparaître comme une justice écrasante qui nous tombe dessus, prend le visage d’un homme blessé, qui porte sur lui cette injustice et qui nous en sort.
Mais tout de même, nous aimerions bien que le monde soit plus juste ; nous sommes tristes parfois de voir les méchants l’emporter. Jésus lui-même d’ailleurs va manger avec les pécheurs et délaisse les justes ! C’est que la justice qui prend corps en la personne de Jésus vient tout renverser, à commencer par nos propres échelles de valeurs. En allant chercher les lépreux, les boiteux, les paralytiques, les prostituées, Il renverse nos hiérarchies les plus établies. En cela, la justice de Dieu est profondément subversive. Comme d’ailleurs l’est la Résurrection, qui brise la frontière de la mort. Et c’est cette rupture qui ouvre des temps nouveaux qui viennent s’inscrire dans l’histoire, mais pas complètement. Nous en avons un avant-goût, mais les temps nouveaux ne sont pas achevés.
Cela veut dire que la justice telle que nous l’entendons, au sens où les méchants seront punis et les bons récompensés, n’adviendra qu’après notre mort ?
Je pose ici une vraie question : comment s’articulent la justice des hommes, telle que nous pouvons la rendre, bien que de manière imparfaite, et l’ultime justice de Dieu, celle des temps eschatologiques ? Il faut bien dire que nous ne pouvons accueillir la nouveauté du Royaume que de manière incomplète et imparfaite. Il nous appartient de nous ajuster de notre mieux à ce Royaume qui vient. La justice humaine, même la justice ecclésiale, est dans ce processus d’ajustement, mais ce processus n’est pas achevé. Il y a ce qu’on appelle la réserve eschatologique, qui dit que ce n’est qu’ultimement que Dieu accomplit Son rêve d’amour, de justice et de paix. Et l’on ne peut pas séparer amour, justice et paix.
Mais que penser de la parole évangélique des ouvriers de la dernière heure, qui seront aussi bien payés que ceux de la première, ce qui est tout de même étrange et difficile à comprendre pour la plupart d’entre nous ? Mais ceux qui ont travaillé plus longtemps reçoivent ce qui leur a été promis. Donc ce qui les gêne, ce n’est pas ce qu’ils ont reçu, mais c’est que les autres reçoivent la même chose. C’est l’idée du mimétisme chère à René Girard (anthropologue mort en 2015) : on est mécontent de voir l’autre recevoir ce qu’il n’aurait pas dû avoir. On voit bien ici qu’en Dieu, amour et liberté sont pleinement liés. Il nous aime sans nous enfermer et sans jamais Lui-même se laisser enfermer dans ce que nous pensons de lui.
À ce stade… vous pourriez rétorquer que le mot « justice », qui revêt tellement de significations, ne correspond pas à la justice de Dieu…
Eh bien figurez-vous que ce n’est pas sans liens, mais ce n’est pas la seule manière d’approcher le mystère de Dieu qui est un mystère d’amour et de liberté. Penser la justice est utile, mais pour se représenter Dieu, il y a aussi l’amour et la paix.
Depuis le Concile Vatican II, on a aussi beaucoup parlé de miséricorde et on s’est demandé comment elle s’articule avec la justice. Peut-il y avoir en même temps justice et miséricorde ?
Benoît XVI avait beaucoup insisté en son temps sur ce point. Un psaume dit : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent. » C’est une sorte de programme de réflexion pour la vie sociale. Amour et vérité, pas l’un sans l’autre. Justice et paix, pas l’une sans l’autre. De ce point de vue, la miséricorde de Dieu cohabite avec la justice et réciproquement. Ce qui évite de donner à la miséricorde un caractère trop sirupeux, qui amène à tout confondre. La miséricorde de Dieu est aussi celle du Magnificat « Il renverse les puissants de leur trône, Il élève les humbles. »
Là, il y a de la justice ! Et surtout il y a de l’action : Dieu agit au cœur de l’histoire.
Vous le comprenez bien je pense, la justice de Dieu est difficile à définir ! Mais pour être encore plus taquin… C’est Dieu qui est difficile à définir ! Mais cela ne nous empêche pas de travailler à la justice… Ce permanent travail d’ajustement à Dieu concerne toutes les dimensions de notre existence. C’est un ajustement à notre propre vie, car nous ne sommes jamais totalement achevés, c’est un ajustement aux autres humains, c’est aussi un ajustement à la Création, à la terre, aux animaux, aux choses. Nous devons garder le souci de nous ajuster en permanence, tout en sachant que c’est toujours la grâce qui agit.
Cela veut dire que pour mieux comprendre la justice de Dieu, il faut soi-même travailler à la justice, en n’oubliant pas que c’est un effet de la grâce, et non d’un effort que nous avons à faire. Mais accueillir la grâce implique toujours un travail d’ajustement. Y compris dans la vie sacramentelle. Recevoir les sacrements avec fécondité implique un nécessaire ajustement au dessein de Dieu, à ce que Dieu veut pour nous et pour les autres. C’est un travail sans fin. Alors courage !